Quand les armées du Prophète conquirent, aux VIIe et VIIIe siècles, des territoires
s’étendant de l’Espagne à la Perse, ils annexèrent également les œuvres de Platon,
Aristote, Pythagore, Archimède, Hippocrate… «La rencontre intellectuelle entre
l’Arabie et la Grèce a eu des conséquences énormes pour l’islam et pour le monde»,
affirme A. I. Sabra (1), historien des sciences à Harvard. C’est à Tolède, vers 1150,
que les textes antiques commencent à être traduits de l’arabe vers le latin. Trois
siècles de labeur effréné finissent par transférer également le corpus scientifique
arabe. «C’est ainsi, explique le médiéviste Alain de Libéra (2), que l’Occident a
acquis une grande partie des savoirs qui ont permis ensuite à l’université médiévale
d’exister: psychologie, physique, métaphysique, sciences naturelles, optique…»
Nombre de ces disciplines sont fondées par les géants de la pensée arabe sur une
démarche authentiquement scientifique – à la fois formulée en termes mathématiques
et mise à l’épreuve de l’expérimentation. De Paris à Padoue, c’est Avicenne, un
philosophe et médecin né à Boukhara, qui incarnera pendant cinq siècles l’exigence
d’une pensée rationnelle. Et on pense que les théories développées par le
mathématicien Al-Tusi (XIIIe siècle) afin de corriger les défauts du système de
Ptolémée ont exercé une influence décisive sur la réflexion de Copernic.
Pourtant l’histoire de la science musulmane est un «champ quasi vierge», déclare
Sabra. Selon lui, des milliers de manuscrits conservés dans les bibliothèques du
monde n’ont jamais été lus par les chercheurs modernes. Il faut en finir avec
l’idée que l’islam serait incompatible avec l’esprit scientifique.
Ce serait même le contraire, affirme l’historien britannique David King (3).
Devant naviguer dans les déserts, les Arabes étaient depuis toujours familiarisés
avec les étoiles. Mais l’exigence de se tourner vers La Mecque pour la prière
rendait indispensable une science précise des dimensions et de la forme terrestres.
Les plus grands esprits se sont donc attelés à la production de tables qui
indiquaient la qibla (l’orientation sacrée) en tout point de l’immense monde
musulman, de Cordoue à Ispahan. D’où un essor sans précédent de l’astronomie,
de la géographie et des disciplines liées.
Plus fondamentalement, le Dieu de Muhammad commande au croyant de lire la nature
pour y trouver Ses signes. La science est pour les musulmans une autre façon
d’expérimenter l’unité de la création. «Toute personne qui étudie l’anatomie
augmente sa foi dans l’omnipotence et l’unicité de Dieu tout-puissant», disait
Averroès, le grand savant et philosophe andalou du XIIe siècle. Il est – avec
Avicenne – l’auteur d’une philosophie du libre arbitre qui concilie la Révélation
avec la pensée d’Aristote. Une sorte de scolastique en somme mais, contrairement
à son pendant européen, une scolastique «éclairée» qui joue un rôle moteur dans
l’essor scientifique de l’islam. Sous les coups simultanés des croisés à l’ouest
et des Mongols à l’est, le déclin de l’empire arabe provoque un repli doctrinal,
mettant fin au foisonnement des écoles théologiques. La synthèse miraculeuse
étant perdue, le stéréotype de l’islam orthodoxe et obscurantiste pouvait naître.
(1) «The Enterprise of Science in Islam», MIT Press, 2003.
(2) Sur Averroès, «l’Intelligence et la Pensée», Flammarion, 1998.
(3) «Astronomy in the Service of Islam», Aldershot, 1993.
Ursula Gauthier
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