Résumé No1
Après Zénon, Platon et Aristote s'étaient attaqués
à l'énigme du mouvement, mais c'est au XVIIe siècle
seulement qu'on put enfin la résoudre. Peut-on, comme
Koyré, ramener cette révolution scientifique à
la mathématisation de la nature ?
Archimède avait déjà mathématisé la statique, mais
pour passer à la dynamique,
il fallait étendre ce formalisme au temps, ce qui
nécessitait le développement préalable de nouveaux
concepts physiques, en particulier l'inertie.
Quelles furent, dans ce processus, les contributions
respectives de Copernic, Kepler, Galilée et Newton,
et d'un philosophe comme Descartes ? La conscience
des heures égales, qui avait accompagné la diffusion
des horloges mécaniques, a-t-elle joué un rôle dans
la décision de prendre le temps comme variable ?
Cette science moderne est-elle d'origine chrétienne,
comme le prétendent Kojève et tant d'auteurs ?
Qu'en est-il du monde arabe, de la Chine ?
Ces interrogations soulèvent bien des débats.
En analysant le rôle fondamental, mais aujourd'hui
encore méconnu, de la période hellénistique dans la genèse
de la science moderne, et en examinant à nouveaux frais
la découverte du principe d'inertie ainsi que sa relation
au temps, cet ouvrage entend lever des malentendus
persistants et proposer une vision plus juste de la
révolution scientifique.
Résumé No2
Cet essai met d’abord en évidence l’origine hellénistique,
archimédienne, puis marchande, via notamment le temps des
marchands, de la science moderne, celle dont accoucha la
Révolution Scientifique du XVIIe siècle, et qui, en permettant
de passer de la statique archimédienne à la dynamique
newtonienne,
résolut l’énigme du mouvement.
Notre essai réfute d’abord la thèse de l’origine chrétienne
de cette science moderne, thèse qui a pourtant pignon sur rue,
tant chez les théologiens que chez les philosophes,
les historiens, voire les psychanalystes, et même
chez certains scientifiques contemporains : nous recensons
à cet effet les différents arguments à l’appui de cette thèse,
et en montrons le caractère erroné ou fallacieux.
Nous remettons ensuite en cause la caractérisation habituelle
de la Révolution Scientifique par la mathématisation de la
nature. En effet, Euclide avait déjà mathématisé l’espace
et Archimède les masses.
Pour passer de la statique à la dynamique,
c’était cette fois-ci non pas la nature, mais le temps
qu’il fallait mathématiser.
Or une nouvelle conception du temps, un temps laïcisé,
abstrait et uniforme, avait émergé dans les cités marchandes
médiévales, concomitamment avec l’invention de la diffusion
des horloges mécaniques. Et la découverte par Galilée du
principe d’inertie avait alors fourni, via les mouvements
inertiels, l’étalon d’un temps dès lors mesurable,
et donc mathématisable.
Citations (boîteuses)
Les auteurs citent mon livre Le Secret de l'Occident,
mais un peu de travers...
Les deux auteurs privilégient les causes politiques et économiques
pour expliquer le progrès scientifique. Selon leurs dires, ils
reprennent la thèse de Jean-Pierre Vernant
sur le lien entre la naissance de la philosophie et la démocratie,
et celle de Norbert Elias sur le lien entre le temps devenu une
variable d'équation et et la nouvelle conscience du temps
qui s'était développée dans les cités marchandes médiévales
grâce aux horloges mécaniques.
Mais nos deux auteurs ne voient pas que la 2e idée (l'influence
des marchands triomphants) représente précisément (une partie de)
ma théorie méreuporique! (LSO p.231-235), quoique réduite
à la portion congrue, puisque ne parlant que de l'aspect perception
du temps.
En effet, ils écrivent... Je cite
P. 325, note 95 : Dans Le secret de l’Occident : vers une
théorie générale du progrès scientifique (Paris, Flammarion,
2007), David Cosandey analyse les facteurs qui, selon lui,
auraient favorisé le double surgissement, grec et moderne,
de la science occidentale, un événement inégalé dans l’histoire
mondiale. Les conditions qu’il énonce sont sans doute nécessaires,
mais certainement pas suffisantes, dans la mesure où il omet
la laïcisation de la pensée; sans doute parce que, comme
la dimension religieuse, son antithèse, elle n’est pas réductible
aux causes géographiques, géopolitiques ou économiques que
privilégie son analyse (
au contraire... la laïcisation de la
pensée s'explique parfaitement par la montée en puissance des
classes marchandes et militaires, comme expliqué en détail
dans Le Secret de l'Occident.
P. 455 note 65: Pour les raisons déjà évoquées dans la
section IX.4.5, nous ne reprenons pas ici les conditions
géopolitiques et économiques proposées par Cosandey dans
Le secret de l’Occident, op. cit. (
au contraire, la thèse de
l'influence de la classe marchande (les horloges mécaniques)
occupe une place centrale dans les deux ouvrages)
Tout cela se trouve pourtant dans mon livre.
Je cite (LSO2008, p.231-235):
Le soutien du commerce et des marchands au progrès
scientifique
«Le marchand, même réconcilié avec l'Église, même admis
dans la société traditionnelle, n'en est pas moins l'enfant
terrible, le trublion. Il a une mentalité rationaliste
d'organisateur méthodique, qui calcule, suppute, prévoit,
explique tout par la raison ; il exige un enseignement bien
différent de celui qu'on reçoit dans les écoles ou universités
sous le contrôle des clercs. En particulier, il faut que
ses enfants apprennent le calcul, une écriture nette et rapide,
des langues vivantes et non plus le latin, des notions précises
de géographie et de cartographie, non le fatras mal digéré
des sommes antiques (1).»
{1. Robert Delort, La Vie au Moyen Age (Paris, Seuil, 1982),
version poche de La Vie au Moyen Âge: histoire illustrée
de la vie quotidienne (Lausanne, Edita, 1972).}
L'essor économique a été fondamental pour l'épanouissement
des sciences en Occident. Les marchands, banquiers et
entrepreneurs triomphants ont invinciblement, bien
qu'involontairement, poussé la civilisation occidentale
vers la science moderne. Cette influence s'est exercée
par d'innombrables canaux, dont je vais m'efforcer de présenter
un tableau aussi clair et cohérent que possible.
Il y a d'abord un niveau psychologique. Au Moyen Âge,
alors que les autres catégories professionnelles,
les chevaliers, les moines, les paysans, se complaisaient
dans le flou des épopées lyriques et des récits bibliques,
les marchands se passionnaient au contraire pour le précis
et le quantitatif. Seul le marchand s'acharnait à mesurer,
à peser, à compter. Seul il poursuivait l'exactitude et
s'exprimait en chiffres. Il s'intéressait aux connaissances
appliquées et techniques, et non au savoir théorique et
général qu'affectionnait l'Eglise. Il avait le sens du
concret et non de l'abstrait, de la diversité et non de
l'universel. Pragmatique, il se débarrassait volontiers
de ses dogmes et préjugés si cela pouvait lui rapporter
bénéfice. Le marchand mettait sans honte la main à la pâte,
puisque c'était pour s'enrichir.
La classe mercantile était
la seule des classes sociales médiévales (avec celle des
combattants, nous y reviendrons) qui n'aspirait pas seulement
à se reposer et à se divertir. Or l'acceptation du travail
concret de la part de personnes travaillant aussi de leur
cerveau est l'une des caractéristiques de la science
expérimentale (1).
{1. «Il semble que personne n'ait pu dépasser cette opposition
traditionnelle, que personne n'ait pu atteindre le point
où la participation de la main et du cerveau devient égale,
trait absolument nécessaire pour le travail scientifique,
à l'exception de la classe marchande, là où elle imposa sa mentalité
spécifique à la société environnante.» (Needham 1973, p.249).}
Derrière toutes ces attitudes, on sent pointer même
si la motivation restait purement pécuniaire les éléments
essentiels de l'esprit scientifique moderne :
l'approche rationnelle,
l'étude méthodique, l'amour de la mesure et des chiffres.
On peut supposer sans peine qu'au fur et à mesure que les
marchands et les banquiers se sont imposés à la société,
par leur richesse et leur puissance, cette passion de
l'exact, du quantifié et du labeur productif se soit
répandue, créant un terreau favorable au
développement des sciences.
Le sens du temps
Au contraire de ses contemporains peu pressés, le marchand
du Moyen Âge se préoccupait du temps. Le temps lui était
précieux. Le temps, c'était de l'argent.
« Quand je me lève le matin, écrivait en 1433 Leon
Battista Alberti jeune associé du marchand-banquier
italien Francesco Datini , la première chose que je fais
est de me dire : de quoi dois-je m'occuper aujourd'hui ?
Il y a tellement de choses à faire ; j'en dresse la liste,
je réfléchis à chacune d'elles et à chacune j'assigne
son temps. Je perdrais plus volontiers mon sommeil que
mon temps, dans le sens du temps pour faire ce qu'il y
a à faire. » Le jeune négociant ajoute que, dans la vie,
il faut avant tout « regarder l'heure, répartir son temps,
se consacrer à ses affaires, ne jamais perdre une heure (1).»
{1. D. Landes, Revolution in Time, Clocks and the Making
of the Modern World, Harvard University Press, Cambridge,
1983, p. 91.}
Au XVIe siècle, alors que la date de naissance exacte
d'Érasme, de Rabelais ou de Luther nous est inconnue,
les marchands notaient le jour précis de leurs voyages,
de leurs maladies, de l'anniversaire de leurs enfants.
Pour accélérer les déplacements des marchandises et des
personnes, pour réduire le temps (et donc l'argent)
perdu en formalités, les négociants imposèrent des horaires :
à Augsbourg, capitale des Fugger, les règlements postaux
prévoyaient au XVIe siècle que le courrier pour Venise
devait être remis avant huit heures le samedi, et le
courrier retour avant douze heures.
Par son sens du temps, la bourgeoisie commerçante allait
bouleverser complètement la société occidentale.
Elle commença par imposer le début de l'année à date fixe,
au 1er janvier. Auparavant, l'Église fixait le début
de l'année de manière variable, entre le 22 mars et
le 25 avril,
à Pâques. Ce qui ne posait pas de problème à la population
paysanne ou cléricale, mais contrariait les marchands et
les banquiers, qui avaient besoin de régularité pour boucler
leurs comptes et comparer leurs bilans d'une année à l'autre.
C'est pourquoi ils voulurent, et obtinrent, vers la fin
du Moyen Âge, qu'on fît débuter l'an chaque année au 1er janvier.
De façon semblable, les marchands imposèrent les heures
constantes et universelles. Au Moyen Âge, on ne s'était guère
soucié d'exactitude dans la chronométrie. On divisait la journée
en douze heures, quelle que fût la saison. Avec la variation
des journées au long de l'année, les heures se raccourcissaient
à 40 minutes en décembre (en France), pour se dilater à 90 minutes
en juillet. Cela ne dérangeait pas les villageois, qui vivaient
au rythme du soleil, ni les gens d'Église, mais cela dérangeait
les négociants et entrepreneurs, qui avaient besoin de connaître
les vraies durées des heures pour leurs contrats, pour leurs
voyages, pour planifier et rémunérer le travail de leurs ouvriers.
La bourgeoisie commerçante avait besoin d'une machine qui donnât
la véritable avance du temps, indépendamment du soleil
(comme les cadrans solaires) et sans le souci du gel (comme
les clepsydres à eau). Pour cela, il lui fallait une nouvelle
technologie.
C'est ainsi que le patriarcat urbain fut à l'origine du développement
de l'horloge mécanique. Rapidement, les principales villes
du commerce et de l'artisanat s'équipent du nouvel engin.
Caen possède son « gros horloge » en 1314, Gand a le sien
en 1324 et Amiens en 1335. Florence a son horloge à sonnerie
automatique et régulière dès 1325, puis Padoue (1334), Milan (1335),
Gênes (1353), Bologne (1356), Sienne (1359). Ce ne fut désormais
plus sur la cloche de l'église que se régla la vie des gens,
mais sur l'horloge communale, laïque. « À l'heure des clercs
succédait l'heure des hommes d'affaires (1).»
{1 J. Le Goff, Marchands et banquiers au Moyen Âge, PUF,
Que sais-je ?, Paris, 1986, p. 105.}
Ce passage aux heures égales, rationnelles, universelles
voulu par les marchands fut, selon R. Delort, la grande
mutation intellectuelle de la fin du Moyen Âge.
La perception plus aiguë du temps que les marchands
allaient peu à peu imposer à toute la société, et dont
nous avons déjà dit qu'elle ne provenait pas du christianisme,
serait à long terme du meilleur effet pour la pensée
scientifique, en particulier pour l'étude des lois du
mouvement et l'astronomie. Au XVIIe siècle, les premières
horloges, montres et chronomètres vraiment précis
s'avéreront de la plus grande utilité aux savants dans
leurs recherches.
Dans ce contexte, rien d'étonnant à ce que des marchands
se retrouvent derrière les premiers traités d'histoire
factuels et raisonnables de l'Occident. Ce furent des négociants
qui commencèrent à écrire des exposés historiques et non
des récits fabuleux comme les aimaient clercs et chevaliers.
Les hommes d'affaires écrivaient volontiers l'histoire de
leur ville, y mettant tout leur goût de la précision et de
l'exactitude. Dans la Florence du XIVe siècle,
l'historiographie était leur monopole. Au XVIIIe siècle,
la tradition se poursuit, par exemple avec l'historien
Edward Gibbon (1737-94) auteur d'une célèbre Histoire
du déclin et de la chute de l'Empire romain
, qui était
membre d'une richissime famille de négociants-banquiers
britanniques.
Quant à l'émergence de la démocratie, elle a procédé en Grèce
classique des mêmes causes que l'avance de la science (cf. LSO2008,
p.587-588). Donc ce fut certes un phénomène voisin, mais sans
causalité directe avec la science. La démocratie n'est pas nécessaire
au progrès scientifique. Ainsi, le miracle grec a commencé nettement
avant l'émergence de la démocratie. Et l'apogée de la science grecque
s'est produit pendant l'époque hellénistique, quand la scène
(scientifique aussi) était dominée par les grands royaumes lagides
et séleucides, d'où la démocratie avait disparu.
Le projet:
L’essai est édité dans la collection Zêtêsis dirigée
par Jean-Marc Narbonne, titulaire de la Chaire de
Recherche du Canada en Antiquité Critique et Modernité
Émergente et directeur du projet international de
recherche Raison et Révélation : l’Héritage Critique
de l’Antiquité. Le livre a pour auteurs un philosophe
des sciences québécois, Jean-Claude Simard, et moi-même,
que Jean-Marc Narbonne a réunis à cette occasion.
Jean-Pierre Castel
Polytechnicien, ingénieur au Corps des Mines, vice-président
du Cercle Ernest Renan à Paris, d'éducation protestante,
ayant mené une carrière industrielle, Jean-Pierre Castel
travaille à titre personnel sur la violence monothéiste.
Il a publié:
La mathématisation du temps: De la science hellénistique
à la science moderne (Zêtêsis)
(par Jean-Pierre Castel et Jean-Claude Simard),
Presses Universitaires de Laval / Vrin, 30 mai 2024,
552 pages.
La violence monothéiste : mythe ou réalité ?,
éditions L'Harmattan, Paris, 01 février 2017.
A l'origine de la violence monothéiste le dieu jaloux:
L'introduction du vrai et du faux dans le domaine des dieux
(Questions contemporaines), éditions L'Harmattan, Paris,
01 février 2017.
Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ?,
éditions L'Harmattan, Paris, 31 octobre 2016, 226 pages.
Science et religions monothéistes: L'inévitable conflit,
éditions Berg, 17 septembre 2014, 192 pages.
Le déni de la violence monothéiste, éditions L'Harmattan, Paris,
1er septembre 2010, 374 pages.