Pendant des siècles, l'éclatant succès européen est resté un
mystère enveloppé d'une énigme, pour reprendre l'expression
de Churchill. Comment se fait-il en effet qu'une région du
monde, une seule, ait connu un développement aussi fulgurant?
Pourquoi les Européens avaient-ils, par exemple, inventé la
science et l'industrie modernes, et non l'Inde ou la Chine?
Cette énigme suscite traditionnellement deux types de réactions
chez les penseurs.
Les uns jugent tout à fait naturels les succès de l'Europe,
qu'ils expliquent par la supériorité culturelle, religieuse
ou génétique de ses habitants, reléguant ainsi sans états
d'âme les peuples non-européens dans l'ombre et le mépris.
Les autres, supportant mal des conclusions aussi méprisantes,
préfèrent nier la réalité objective de cette supériorité européenne
momentanée. Ils prônent donc le relativisme culturel (toutes
les sociétés se valent), faisant bon marché de la formidable
puissance militaro-économique qu'a exercée l'Europe grâce
à ses progrès technologiques, ou attribuent aux civilisations
extra-européennes de jadis tout le mérite des réalisations
européennes modernes. Ce faisant, ils négligent d'expliquer
pourquoi des civilisations dont ils jugent les débuts si brillants,
ont tellement ralenti par la suite.
L'histoire des civilisations, l'histoire des sciences et des
techniques en particulier, ont longtemps trébuché sur ce dilemme.
Cependant, il semble qu'aujourd'hui on puisse enfin développer
une vision claire et cohérente des causes générales du progrès,
et en particulier de l'émergence de la modernité.
Comme j'ai tenté de le montrer dans un
ouvrage récent (
Le Secret de l'Occident), le progrès d'une civilisation, de sa
culture, de ses sciences, de ses techniques, découle au premier chef de la concomitance
de deux facteurs: la prospérité économique et la division politique stable.
En effet, chaque fois qu'une région est à la fois économiquement dynamique et
constituée d'États rivaux durables, elle va vers le plus et le mieux, ses connaissances
scientifiques, sa littérature et ses arts se développent et s'épanouissent.
Inversement, chaque fois qu'une région glisse dans un système d'unité totale ou de
division politique instable ou de marasme économique, ses progrès ralentissent ou
s'arrêtent.
Il se trouve que la civilisation occidentale a bénéficié beaucoup plus
longtemps que toute autre civilisation de la conjonction d'une économie prospère et
d'une division politique stable. Je postule que telle est la raison de son extraordinaire
succès.
L'essor économique et la division politique stable soutiennent le progrès
de multiples façons.
La prospérité commerciale, en produisant un surplus, permet tout d'abord à une frange
de la population de se consacrer à des tâches non immédiatement productives,
ce qui stimule les arts et les sciences.
De surcroît, les marchands et les hommes d'affaires influent eux-mêmes
et de manière directe sur le progrès des connaissances. Poussés par leur
amour du calcul et du chiffre, ils soutiennent les mathématiques
et les mathématiciens; ce soutien ne s'est jamais démenti, des marchands-navigateurs
sumériens de
2800 av. J.-C. jusqu'aux négociants en produits dérivés de l'aube de
l'an 2000.
La passion des hommes d'affaires pour la mesure du temps (le temps c'est
de l'argent!) leur a fait subventionner le développement de l'horlogerie.
Leur goût du voyage les a conduits à soutenir l'amélioration des transports
et de la cartographie.
L'intérêt naturel qu'ils portent aux inventions derrière
toute invention, ils voient pointer un bénéfice leur a
fait patronner des recherches technologiques.
La division politique stable, quant à elle, contribue au progrès
de la civilisation en multipliant les centres de pouvoir et les
législations, qui se font alors une concurrence génératrice de
liberté.
Aucun gouvernement, en effet, ne peut étouffer une forme d'art,
une idée originale, une nouvelle machine, si ses auteurs peuvent,
à la première menace, se réfugier dans un pays voisin. Aucun
souverain ne peut faire preuve d'un excès de tyrannie, lorsque
ses sujets ont la possibilité de s'exiler aisément.
Aujourd'hui même, par exemple, si les céréales génétiquement modifiées
ont pu entamer une carrière commerciale, c'est à la diversité des
réglementations occidentales qu'elles le doivent: ce que l'Union
européenne interdit, les États-Unis peuvent l'autoriser, et vice-versa.
La division politique stable pousse en outre les princes à rivaliser
de prestige entre eux, pour le plus grand bien des savants, des
artistes d'avant-garde et des penseurs. Elle les pousse également
à se passionner pour des améliorations techniques leur permettant
de tenir la dragée militaire haute à leurs multiples voisins.
Bref, la compétition entre États durables est, pour tous et de
tous les points de vue, un stimulant incomparable.
Commerçants et militaires sont tendus vers l'efficacité, l'exactitude,
le calcul, la mesure, le pragmatisme, ils ont le goût de l'effort, le sens
de l'organisation. À mesure qu'ils s'organisent en une classe sociale
puissante, ce qu'ils peuvent faire dans des États rivaux durables,
leur mentalité s'impose à l'ensemble de la société, dissipant les
superstitions et les croyances magiques, stimulant la raison et la
pensée scientifique.
Ainsi sont apparues les universités, institutions fondamentales de
l'émergence intellectuelle occidentale. Les premières d'entre elles,
Bologne, Paris, Oxford, étaient des écoles privées, vivant des redevances
de leurs étudiants. La prospérité ambiante a donc permis leur succès,
alors que la stagnation économique avait entraîné l'échec des écoles
fondées avant le XIe siècle.
Dès l'origine, les universités, bouillonnant d'idées contestataires,
ont exaspéré les autorités politiques et religieuses. Les enseignants
ne durent de survivre qu'à la possibilité qu'ils avaient de fuir dans
l'État d'un prince voisin. Ce dernier les accueillait à bras ouverts,
trop content de contrarier un rival et de lui dérober une source de
prestige.
Que l'on parle des Grecs du VIe siècle avant notre ère, des Mayas
de l'époque classique ou des États-Unis et de l'Union Soviétique au
XXe siècle, toutes les régions du monde ayant bénéficié à la fois
d'une économie épanouie et d'une division politique stable ont connu
des progrès rapides.
Inversement, les régions n'ayant pas eu cette chance, parce qu'elles
faisaient partie d'un empire unifié, ou qu'elles souffraient d'une
division politique instable (leurs frontières valsaient, la guerre
civile les déchirait, etc.), ou que leur économie était déprimée, ont
régressé, voire décliné. Il s'agit là d'une loi, semble-t-il, qui se
vérifie en tout temps et en tout lieu.
Cette loi explique, en particulier, les différentes phases de l'histoire
de l'Occident: le miracle grec et la stagnation romaine, les ténèbres
du haut Moyen Age et la grande ascension qui a commencé vers l'an mille
et s'est poursuivie jusqu'à l'époque contemporaine.
Aux IXe-VIIIe siècles avant J.-C. s'est constitué en Grèce et dans
le bassin de la mer Égée un ensemble d'États unis par une culture
et une langue communes. Malgré leurs conflits fréquents, ces cités-États
se sont maintenus pendant plusieurs siècles, tout en étant animés
d'un commerce et d'un artisanat florissants. C'est alors que les Grecs
ont inventé, ou totalement renouvelé, le théâtre, la poésie, la philosophie,
l'astronomie, les mathématiques, la physique, la biologie et la médecine.
Après le IIIe siècle, toutefois, ce miracle grec, comme on l'appelle,
s'est estompé: suite à un affaissement démographique, l'économie a
décliné, et les frontières de la région se sont mises à fluctuer
brutalement; en conséquence, le progrès culturel et scientifique s'est
interrompu.
L'empire romain a étendu peu à peu son emprise à toute la Méditerranée,
imposant un système d'unité totale. Parallèlement, son économie s'est
mise à stagner, puis elle a sombré dans une large mesure à cause de cette
unité imposée. La culture et la science ont, elles aussi, stagné puis
décliné. Il n'est pas besoin de chercher ailleurs la clé de la décadence
romaine.
Du Ve au Xe siècle, période qui sépare la désintégration de l'empire romain
de l'an mille environ, les barbares ont envahi l'Europe, provoquant dans
tout l'ouest du continent une situation de division politique instable
et de dépression économique, qui a entraîné la grave régression culturelle
d'une époque justement nommée Âge des Ténèbres.
A partir du XIe siècle, l'Europe occidentale se redresse, lorsqu'en
son sein se cristallisent plusieurs États concurrents et solides,
lancés dans une expansion commerciale et manufacturière tous azimuts.
Ces royaumes européens ont beau être constamment en guerre entre eux,
leurs frontières restent essentiellement stables. Les principaux d'entre
eux vont même se maintenir pendant un millénaire.
C'est alors que l'on voit l'Europe occidentale triompher sur les plans
culturel et scientifique, se succéder la Renaissance, les Lumières, la
Révolution industrielle, l'émergence de la démocratie et l'explosion
scientifique moderne.
Les civilisations extra-européennes, en revanche, n'ont pas bénéficié
de manière aussi durable d'une concomitance de l'essor économique
et de la division politique
stable.
Certes, elles ont connu des périodes de division relativement stable
et d'aisance commerciale, le Moyen-Orient du IXe au XIe siècle, l'Inde
du IIIe au VIIe siècle, la Chine du VIIIe au XIIIe siècle, pendant lesquelles
les Arabes ont développé l'optique, l'algèbre, la médecine, les Indiens
ont inventé le zéro et les chiffres positionnels, les Chinois ont mis
au point des cosmologies supérieures, ainsi que la poudre, l'imprimerie,
la jonque de haute mer, etc.
Mais ces périodes de concomitance favorable n'ont pas duré aussi longtemps
qu'en Europe. Elles ont été interrompues par des situations d'empire
universel, ou de chaos intérieur et de frontières sans cesse fluctuantes,
ou encore de détresse économique.
Ce différentiel suffit en fait à expliquer l'échec relatif des non-Européens
et le succès exceptionnel des Occidentaux, qui les a conduits sur toutes
les terres et tous les océans du globe à partir du XVIe siècle, puis, au
XIXe siècle, à la domination du monde.
Durant la première moitié du XXe siècle, l'Europe occidentale s'est tout
à coup trouvée trop petite pour héberger plusieurs grandes puissances
en conflit: ses nouvelles technologies militaires les avions, les blindés
impliquaient de jouer sur un espace plus large. C'est pourquoi le système
d'États européen s'est effondré au cours de la Seconde guerre mondiale,
supplanté par le couple plus vaste Amérique du Nord-Russie. Ce couple a
reconstitué, à plus grande échelle, un système d'États stables et prospères,
favorable au progrès technologique.
Dans les années 1970, cependant, le développement des bombes H et
des missiles intercontinentaux a fini par rendre la Terre elle-même trop
exiguë: la guerre entre grandes puissances est devenue impossible. La paix
nucléaire s'étant imposée, les États-Unis et l'URSS ont au fond cessé de
se faire concurrence et leur duopole s'est écroulé en 1989-91.
Aujourd'hui, les puissances ne peuvent plus guère rivaliser que sur le
terrain de l'économie et sur celui du prestige, mais à l'échelle planétaire.
Dans cette perspective, si l'Europe devenait un jour un État politiquement
unifié, ce dernier ne mettrait pas en péril le progrès de la science et de
la culture, puisqu'il se trouverait aussitôt en concurrence avec d'autres
États d'envergure comparable: les États-Unis, le Japon, la Chine...
Cela dit, pourquoi seule l'Europe a-t-elle bénéficié de paramètres
économiques et politiques aussi favorables, et ce de façon continue
pendant un millénaire? La réponse la plus vraisemblable à cette question
est géographique.
Des quatre grands foyers de civilisation (Europe,
Moyen-Orient, Inde, Chine), l'Europe occidentale a le profil littoral
le plus complexe: elle est en effet une péninsule de péninsules, son
pourtour est constitué de mers intérieures, de détroits, d'isthmes,
de golfes, d'îles. La dimension fractale de sa ligne de côte
la dimension fractale est une grandeur mathématique mesurant la complexité
d'une ligne brisée est beaucoup plus élevée que celle des autres
continents. J'ai baptisé cette silhouette géographique avantageuse une
thalassographie articulée.
Sur le long terme, cette configuration littorale a favorisé, en Europe,
la formation d'États rivaux durables, ainsi que le développement du commerce.
Les mers qui entourent tout ou partie de l'Angleterre, de la France, de
l'Espagne, de la Suède, du Danemark,
etc., ont servi à ces pays de défenses naturelles et ont donc favorisé leur
longévité. Elles ont en même temps démultiplié à leur profit les possibilités de
faire du commerce, le transport maritime étant infiniment plus avantageux que le
transport terrestre.
Ce serait donc à un hasard de la géologie que la civilisation occidentale devrait
son destin original: le continent européen offrait une véritable infrastructure
naturelle de développement. La même configuration thalassographique se vérifie,
mais à plus petite échelle, pour la Grèce et le bassin de la mer Égée, expliquant
l'essor grec antique.
La Chine, l'Inde et le Moyen-Orient, en revanche, sont des masses
continentales énormes et indifférenciées, dont la plupart des points
sont privés d'accès à la mer. Leur configuration littorale défavorable
a fragilisé leurs divisions politiques et affaibli leur commerce.
On peut se demander pourquoi les théories que je suggère ici,
simples somme toute, mais d'un pouvoir explicatif important,
n'ont pas été formulées plus tôt. Il y a à cela deux raisons
principales, je crois.
La première est que les humains ont de tout temps été fascinés par
l'idée d'empire unifié, évoquant la paix, l'harmonie, le grand ensemble
gouverné par un empereur sage et bienveillant. Les gens sont en général
rebutés, pour ne pas dire scandalisés, par l'idée que les rivalités
et les conflits entre États puissent avoir sur leur vie des effets
positifs majeurs.
Plus généralement, l'on aime à trouver aux choses grandioses des
causes grandioses, préférant laisser de côté, à propos du progrès
culturel et scientifique, les motivations considérées comme viles,
ou trop terre-à-terre.
La seconde est qu'au cours des récentes décennies, l'histoire
a fait de grands progrès, l'histoire des sciences en particulier
qui, depuis son institutionnalisation universitaire dans les années
1940-50, a produit un grand nombre de travaux innovateurs. Les éléments
théoriques que je suggère ici figuraient, éparpillés, dans des
centaines d'ouvrages récents. Il restait à découvrir le fil rouge
qui les reliait.
Les théories que je propose, parce qu'elles énoncent les conditions
nécessaires et suffisantes du progrès de la civilisation, devraient
permettre de passer peu à peu d'une vision cinématique de l'histoire
des civilisations, purement descriptive, à une vision dynamique,
permettant d'identifier les forces à l'oeuvre et de projeter certaines
évolutions possibles.
Dans le monde actuel, enfant, je le rappelle, de la paix nucléaire,
il me semble possible de distinguer trois tendances majeures divergentes.
La première est la tendance à l'unification économique du monde, qui
se manifeste à travers des accords comme ceux du GATT et de son successeur,
l'Organisation Mondiale du Commerce. Ces accords visent à lever toute
forme d'obstacle à la circulation des marchandises et au rachat
transfrontalier des entreprises, à fin ultime de constituer un jour
un domaine douanier planétaire unique. Cette tendance, si elle se
poursuivait jusqu'à son terme, conduirait à un nivellement technologique
et industriel mondial; les gouvernements renonçant à protéger leur
économie et leurs habitants, une classe super-riche, regroupant
peut-être 10% de la population de chaque pays, s'installerait aux
commandes, imposant ses volontés à une immense sous-classe paupérisée.
La deuxième tendance pousse au contraire à l'éclatement des États, au morcellement
politique généralisé. Les États n'ont en dernière analyse de raison d'être que la
défense et la guerre. Dès lors que la paix nucléaire rend les grandes guerres
impossibles, les conflits se morcellent, d'où l'actuelle multiplication des petits
conflits féodaux anarchiques (Yougoslavie, Caucase, Afghanistan, Somalie, Libéria,
etc.), le néo-développement des villes fortifiées (États-Unis, Brésil, Nigéria), la
résurgence des brigands de grand chemin (Russie, Caucase, Mexique) et la réapparition
des pirates (Indonésie, Brésil). Cette tendance, si elle se poursuivait jusqu'à son
terme, conduirait à une sorte de nouveau Moyen Age.
La troisième, enfin, est la tendance à la formation de grands blocs
continentaux (ALENA, Mercosur, EEE, Asean, Inde, Chine), relativement
protectionnistes et se faisant concurrence les uns aux autres.
Il est difficile de dire laquelle des trois tendances l'emportera.
Mais les théories exposées plus haut suggèrent à l'évidence que la
troisième le développement de blocs politiques stables et rivaux,
attachés à développer leur économie et leur commerce serait
la plus favorable à une poursuite du progrès de la civilisation.
Pour ce qui concerne spécifiquement l'Europe, on peut dire, me semble-t-il, ceci: elle
est aujourd'hui essoufflée démographiquement, et donc économiquement, et la disparition
du risque militaire a réduit à peu de chose la rivalité entre ses États ou avec des
États extérieurs. Cette situation peu stimulante la conduit tendanciellement à la
stagnation.
Mais cette situation n'est pas fixée pour l'éternité. Premièrement, parce que les
gouvernements européens peuvent essayer de remonter la pente de leur propre chef, en
prenant par exemple des mesures énergiques contre la dénatalité. Secondement et
surtout, parce que de nouveaux ennemis extérieurs pourraient surgir, qui aiguiseraient
utilement l'aiguillon des rivalités inter-étatiques. Je songe à la montée de pays
comme l'Iran, l'Irak, la Turquie, en pleine expansion démographique (dans vingt ans,
l'Iran et la Turquie auront chacun autant d'habitants que la Russie aujourd'hui) et qui
travaillent à se doter d'armements sophistiqués. Ou, plus généralement, à la montée
du monde musulman, qui pourrait présenter toutes les exigences requises pour prendre le
relais du monde communiste dans le rôle d'adversaire principal de l'Europe de l'Ouest:
même foi belliqueuse que la Russie lénino-stalinienne, même hostilité envers
l'Occident, même primat du groupe sur l'individu, mêmes masses nombreuses et misérables
(ces éléments étant d'ailleurs liés, comme nous l'avons vu: autant la richesse stimule
la vie intellectuelle d'une société, autant la pauvreté favorise l'obscurantisme),
et... même capacité d'enchanter l'intelligentsia occidentale.
Pour les États-Unis, le nouvel ennemi utile, le nouvel "empire du mal", serait
plutôt la Chine. Totalitaire, énorme, expansionniste, menaçante pour les intérêts
américains en Extrême-Orient, pleine de ressentiment à l'égard de l'Occident, elle
pourrait faire, à l'avenir, un adversaire presque idéal.
Dans l'article original sur papier, une citation de Claude Monnier,
le rédacteur en chef du Temps Stratégique, apparaissait dans
un encart, au début de l'article:
Clin d'oeil à Claude Monnier
"Dans la vie, on a besoin d'ennemis (...) peu importe les raisons pour
lesquelles notre ennemi est notre ennemi, ce qui compte au premier chef
c'est qu'il soit notre ennemi, notre révélateur, notre excitateur, notre
garde-fou, notre arc-boutant, et nous aide de la sorte à nous structurer."
Claude Monnier, "Les Rouges nous manquent", Journal de Genève et
Gazette de Lausanne du 18 octobre 1993.
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ADDENDA
Petite introduction à la "thalassographie articulée"
Soient trois profils côtiers imaginaires. On discerne aisément
lequel a le dessin des côtes le plus articulé.
Le premier littoral ne possède ni saillants ni rentrants; il est quasiment
rectiligne. Chaque secteur y est équivalent à tous les autres.
Le deuxième
possède des indentations, mais pas assez pour que sa silhouette soit vraiment
complexe et articulée; sa configuration reste linéaire.
Seule la troisième thalassographie (du grec thalassa, la mer, et
graphein, écrire) mérite l'épithète d'articulée. Ce troisième profil
abonde en isthmes, en péninsules et en îles. Il a des mers intérieures et
des golfes. Ses excroissances de terres pointent en direction des rivages
opposés. Cet agencement encourage les habitants à s'aventurer en mer, facilite
les échanges commerciaux et protège d'invasions venant de plusieurs directions.
Comment calculer un "indice de thalassographie"?
Au-delà de l'intuition, la thalassographie articulée est une notion
qu'il est possible de chiffrer.
Un premier moyen de le faire, fort grossier, consiste à déterminer
la part des péninsules et des îles dans la superficie totale, c'est-à-dire
à chiffrer l'importance des membres par opposition au tronc (on parle
alors d'indice de marinité). Cet indice met en évidence le caractère
très maritime de l'Europe, par opposition au caractère terrien de l'Islam,
de l'Inde et de la Chine.
Mais l'indice de marinité revient simplement à chiffrer les appréciations
faites à l'oeil devant la carte, puisque la répartition entre le tronc
et les membres est en grande partie arbitraire.
Un autre moyen de chiffrer la thalassographie articulée est de mesurer
la distance à la mer du point le plus isolé au centre des terres. A superficie
égale, on peut s'attendre à ce que la région dont la thalassographie est
la plus articulée ait en général des points centraux plus proches de la côte.
Là encore, les chiffres donnent une supériorité nette à l'Europe, dont les
points les plus isolés sont deux fois plus proches de la mer que les points
isolés des trois autres régions.
On peut calculer un troisième indice, plus performant, en déterminant, pour
chacun des points des quatre régions, la distance moyenne à la mer.
Un moyen encore plus élaboré de calculer un indice de thalassographie
articulée consiste à mesurer le rapport entre la longueur des côtes et la
superficie de la région étudiée. Ce rapport est appelé indice de développement.
Là encore, l'Europe bénéficie de l'interpénétration des terres et des mers
la plus forte, et donc la plus propice au commerce et à la division politique
stable.
Mais rien ne vaut l'indice fractal!
Mais l'indice le plus objectif est l'indice fractal. Le concept de
dimension fractale, inventé par le mathématicien français Benoît
Mandelbrot dans les années 60, s'applique aux courbes complexes
infiniment longues mais circonscrites à un domaine fini. Par leurs
nombreux plis et replis, ces courbes remplissent mieux l'étendue
dans laquelle elles se déploient que les courbes simples habituelles.
La dimension fractale d'une ligne complexe est toujours comprise entre
une ligne simple qui a une dimension (entière) de 1, et une surface qui
a une dimension de 2. Plus une courbe est complexe et articulée, plus
sa dimension fractale est élevée, c'est-à-dire proche de 2. Pour la côte
occidentale de la Grande-Bretagne, très déchiquetée, la dimension fractale
vaut 1,25. Pour des profils moins déchiquetés, comme celui du Portugal,
entre 1,13 et 1,15. Pour le littoral presque rectiligne de l'Afrique du Sud,
1,02 seulement.
Pour calculer la dimension fractale d'un littoral, on mesure
la vitesse d'allongement de sa longueur lorsqu'on la mesure
avec des segments de plus en plus petits, entre 10 et 1000 km,
et donc de plus en plus précis. L'indice fractal confirme une
fois encore le net avantage de l'Europe.
D. C.
Dimension fractale des domaines géographiques de quatre
civilisations
(sans leurs îles)
Dimension fractale |
|
Europe occidentale |
1,24 |
Islam |
1,12 |
Inde |
1,11 |
Chine |
1,13 |
Dimension fractale des quatre domaines géographiques
(îles incluses)
Dimension fractale |
|
Europe occidentale |
1,42 |
Islam |
1,12 |
Inde |
1,19 |
Chine |
1,26 |