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Gyula Csurgai et Laurence Methot, du Centre international d'études géopolitiques à Genève (CIEG), s'appuyant sur mon livre Le Secret de l'Occident (édition de 1997) pour revenir sur la signification majeure (symbolique, politique, économique, technologique, scientifique) de la fin de la conquête spatiale. Communication faite lors d'un colloque à Genève en juin 2003. Extrait ci-dessous du livre du colloque, publié en mai 2004. (Raccourci).
Adresse du CIEG: cp 2184, 1211 Genève, Suisse, www.geopolitics.ch
Gyula Csurgai et Laurence Methot (éd): Quelles Perspectives géopolitiques pour l'Europe, Centre international d'études géopolitiques, Editions L'Age d'Homme, Lausanne (Suisse), 10 mai 2004, 173p.

Autres articles sur l'espace, le voyage spatial habité et la théorie planétographique:
––Centre Géopolitique (Genève):  Article 1   Du sens et de l'impact de l'abandon de la conquête spatiale  (mai 2004)
––Institut Adam Smith (Londres):  Article 2   De l'adéquation des armes nucléaires à l'âge interplanétaire  (fév 2006)
––Biblio Infinie:  Article 3   Des limitations de notre système solaire  (nov 2007)
––Lieux Communs:  Article 4   Des illusions de la colonisation de Mars  (avr 2012)

Copie de sûreté sept 2010. Source.
Théorie du miracle européen
Cosandey





rien anglais, la notion de civilisation présente à cet égard l'envergure suffisante pour "mesurer" l'histoire sur le long terme. Sous le vocable civilisation, l'auteur entend un ensemble de sociétés, de nations ou de peuples partageant une culture commune (au sens large) sans pour autant se reconnaître comme une seule et même entité politique. En procédant à une vaste étude des grandes civilisations de l'histoire (Chine, Inde, Egypte ancienne, Grèce antique, etc.), Toynbee décèle trois grandes phases de leur évolution s'étendant sur un millier d'années environ.

        Il y a premièrement ce que Toynbee appelle la période d'unité culturelle et de diversité politique (pluralité d'Etats) qui représente la phase dynamique et ascendante d'une civilisation. Il repère ce développement dans la plupart des civilisations examinées, que ce soit la Chine des Royaumes combattants, l'Egypte pré-pharaonique ou la Grèce des cités. A ce stade de son évolution, une civilisation s'avère particulièrement créatrice, ceci lui permettant d'ailleurs de "séduire" les populations se trouvant à sa périphérie. Toynbee explique une telle phase précisément en raison de la compétition régnant entre les différentes entités politiques existant au sein de cette même aire culturelle. Cette concurrence est le véritable moteur de la civilisation concernée et amène les constructions politiques impliquées à poursuivre sans cesse leur développement, leurs productions (arts, lettres, philosophie, sciences, techniques) et à accroître leur influence sur les sociétés et cultures périphériques. Mais cette étape d'unité culturelle et de diversité politique contient en elle-même le germe de sa destruction: la compétition accrue entre les différentes entités politiques les conduit à des guerres de plus en plus fréquentes et meurtrières. Or, à un moment, le taux de destruction engendré par ces guerres devient inacceptable pour la civilisation en cause: c'est ce que Toynbee appelle la "grande guerre destructrice" qui provoque un effondrement général au sein de cette civilisation. Pour l'historien, le prototype d'une telle guerre est la Guerre du Péloponnèse (431-404 av J.-C.), véritable guerre civile opposant pendant une trentaine d'années les cités grecques entre elles et entraînant l'effondrement de la civilisation hellénique. C'est cette montée aux extrêmes qui clôt la première phase de l'évolution des civilisations d'après le schème de Toynbee.


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        S'ouvre alors la deuxième phase, c'est-à-dire la transformation de la civilisation effondrée en ce que Toynbee dénomme un "Etat universel". Pour l'auteur, la formation de l'Etat universel représente la réaction de la civilisation concernée face à son effondrement suite à la grande guerre destructrice. Cet Etat universel prend, dans la plupart des cas, la forme d'un empire: "Quand le prix de la diversité, quand le coût des batailles et des Etats batailleurs dépasse un certain seuil, les hommes finissent par acheter la paix au prix de l'indépendance de leurs cités et par se soumettre à l'uniformité d'un empire (1)." L'effondrement des Royaumes combattants donne ainsi naissance à l'Empire chinois tandis que l'affaissement de la civilisation hellénique conduit à l'avènement de l'empire romain.

        Toynbee utilise ce dernier comme paradigme de l'Etat universel et de ses caractéristiques. Il considère en effet que l'Empire romain fait partie de la civilisation hellénique et décrit comment cet empire impose un ordre international voir universel – la pax romana – qui permet de stabiliser la situation du monde hellénique. De là, il dégage les caractères principaux de l'Etat universel: c'est un empire qui poursuit une ambition mondiale et qui a recours à la violence pour se maintenir. La construction de l'Etat universel n'est pas le fruit de l'initiative des masses ou d'un élan "national" jeune et dynamique, c'est le résultat de l'action de ce que Toynbee appelle la "minorité dominante", c'est-à-dire les couches sociales qui tiennent les leviers de commande de la civilisation "détruite". L'Etat universel est ainsi une construction essentiellement bureaucratique s'appuyant sur l'armée et l'administration.

        De plus, il peut se maintenir sur des très longues périodes comme le montre l'empire chinois établi en 221 av. J.-C. et se perpétuant jusqu'en 1911 [ndlr: l'empire chinois établi en -221 s'est en fait effondré en +180; mais c'est long tout de même]. En conséquence, la formation de l'Etat universel contient en elle-même un paradoxe: l'Etat universel est le résultat d'un processus de déclin (l'effondrement d'une civilisation suite à une grande guerre destructrice), mais il poursuit néanmoins des objectifs d'envergure "universelle" tels que l'établissement d'un nouvel ordre mondial et l'imposition de son hégémonie.

        Il serait donc faux de voir dans l'Etat universel une construction vacillante prête à s'écrouler: c'est une réaction et non un aveu de faiblesse. Il s'agit d'un processus de force qui s'affirme par la coercition: d'où la longévité de l'empire. Ceci explique

(1) Raymond Aron dans la préface à L'Histoire, p.11.


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donc le recours croissant à la violence. Toynbee souligne à cet égard que la civilisation "détruite" ne séduit plus, elle contraint!

        Cette attitude générale de l'Etat universel explique l'intervention de la troisième phase: la sécession des prolétariats extérieurs. Par "prolétariats extérieurs", Toynbee n'entend pas le concept marxiste ni sa forme globalisée qu'est la "multitude". L'auteur entend les "barbares" se trouvant aux frontières (limes) de l'Etat universel. Car face à cet empire qui cherche à s'imposer par la violence et la force, les populations et les sociétés situées à sa périphérie réagissent en se séparant du centre et en manifestant un antagonisme de plus en plus virulent. A la violence du centre, elles répondent par la violence et s'organisent en "hordes de guerriers" se préparant à l'attaque de l'empire. Elles se soustraient donc à l'influence de la civilisation décadente et deviennent une menace pour elle. Elles adoptent en outre des postures culturelles et religieuses en opposition marquée avec les valeurs de l'empire .

        Par conséquent, à côté de la construction de l'Etat universel, la sécession des prolétariats est l'autre phénomène majeur qui intervient suite à l'effondrement d'une civilisation. Empire et barbares entrent, d'après Toynbee, dans une dialectique d'affrontement "à mort" qui débouche sur le processus d'invasion et se solde par la chute de l'Etat universel. Cependant, là aussi, cette dialectique d'affrontement répond aux critères du temps long et peut se traduire par des vagues successives d'invasions se déroulant sur plusieurs siècles.

        On le remarque aisément, les trois grandes phases du cycle des civilisations mises en lumière par l'historien anglais permettent de mieux comprendre les causes de l'affrontement opposant de nos jours le centre du système-monde (l'empire) aux périphéries entrées en sécession (les barbares). Dans ce sens, l'approche de Toynbee complète et prolonge heureusement la grille de lecture du système-monde. Elle lui donne l'allonge suffisante pour pouvoir saisr le moment actuel dans son ampleur. En effet, si on transpose le cadre d'interprétation formulé par Toynbee à l'évolution du monde occidental, on peut en tirer l'explication qui suit. La période qui va approximativement de 1500 à 1914 représente la première phase: la période créatrice de la civilisation occidentale (unité culturelle mais pluralité d'Etats en concurrence). Les deux guerres mondiales constituent la "grande guerre destructrice" provoquant l'effondrement de cette civilisation. Dès lors, l'affirmation


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diale. Il considère particulièrement les oppositions de plus en plus en plus virulentes manifestées sous diversses formes par les pays et populations du Sud (Guerre du Vietnam, révolution iranienne, invasion irakienne du Koweït, Somalie, attentats du 11 septembre 2001). Il interprète ces oppositions croissantes comme la fin de la stabilité du système-monde, la fin de l'ordre implicitement établi et accepté entre dominants et dominés; les laissés-pour-compte du Sud n'admettent plus cet ordonnancement du monde. D'après lui, ce sont précisément ces oppositions qui empêchent l'accomplissement effectif de la pax americana et conduisent, par conséquent, au déclin américain. En conséquence, si ces oppositions signifient dérèglement du système-monde, elles symbolisent également le non-respect du leadership des Etats-Unis et l'incapacité de ceux-ci d'imposer leur ordre. Wallerstein considère dans ce sens que le recours exponentiel à la violence par l'administration américaine est une illustration de cette déstabilisation, le dernier recours d'une nation évoluant de plus en plus au milieu du chaos. Il prévoit la concrétisation de ce déclin entre 2025 et 2050 (1).

        En fait, l'analyse de Wallerstein n'est pas très éloignée du cadre d'interprétation délivré par Toynbee. Certes, il reste attaché à la conception marxiste de la crise finale du capitalisme (2) et ne prend donc pas en considération la mutation que propose Toynbee, c'est-à-dire la transformation du centre (la civilisation occidentale) en Etat universel. Poursuivant dans la logique de l'analyse marxiste, il voit le dérèglement définitif du système monde et pronostique donc le déclin des Etats-Unis et l'échec de la pax americana. Mais son analyse du système-monde con-

(1) Immanuel WALLERSTEIN a récement confirmé une nouvelle fois son interprétation dans "The Eagle has crash landed", Foreign Policy, no 131, juillet-août 2002, p.60.
(2) Sur ce reproche, cf. également Gérard DUMENIL/Dominique LEVY, Crises et renouveau du capitalisme.



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temporain démontre que c'est la sécession des pays et populations du Sud (les périphéries) qui constitue l'élément inédit, un facteur "nouveau" dans la géographie du système-monde. Bien qu'il décrive le phénomène dans l'optique du système-monde et non dans celle des civilisations, Wallerstein détecte donc également cette dissidence et la confrontation croissante entre le centre et les périphéries.

        De son côté, Kennedy est plus sensible à la transformation du centre. Sans l'expliciter complètement, il remarque néanmoins qu'il s'agit d'un phénomène inhabituel par rapport au cycle de domination des grandes puissances occidentales. Il constate qu'il y a en quelque sorte un tournant indiquant une forme de renaissance de la puissance américaine, renaissance dont l'ampleur lui apparaît sans précédent.

        Sans le dire, ni le développer, l'observation de Kennedy rejoint en définitive l'explication de Toynbee. En effet, il convient de rappeler que, dans la perspective de celui-ci, la construction de l'Etat universel est avant tout une réaction, c'est-à-dire non pas un aveu de faiblesse, mais une affirmation puissante et violente, le refus énergique du déclin. Ceci peut, de notre point de vue, permettre d'expliquer l'observation de Kennedy: alors que l'historien relevait précédemment les symptômes du déclin dans le cycle hégémonique américain, il atteste aujourd'hui du grand "retour" des Etats-Unis comme unique superpuissance mondiale. Traduit dans le langage de la psychanalyse, on assisterait donc à un phénomène de sublimation, sublimation d'un déclin national dans la construction d'un Etat universel. La notion de "sublimation" semble bien adaptée pour expliquer ce processus historique qui conduit une civilisation décadente à se muer en Etat universel; il y a détournement de la trajectoire du déclin vers un objectif supérieur, il y a changement de substance – le langage psychanalytique et alchimique permettant ainsi de mieux formuler le développement historique en cours.

        On le constate, alors que les analyses de Kennedy et Wallerstein s'inscrivent dans l'optique du déclin des Etats-Unis, elles viennent en définitive confirmer l'explication mise en lumière par la grille de lecture de Toynbee, à savoir tant la sécession des périphéries, la mutation du centre que l'affrontement entre les deux. Elles valident ainsi l'approche choisie et permettent d'en faire un cadre d'interprétation pertinent du moment actuel. Sous cet éclairage, il convient dès lors de préciser les caractéristiques de ce moment.


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        Le cycle occidental qui s’est ouvert à la fin du Moyen Age a provoqué l’expansion progressive de la domination de l’ensemble du monde par les grandes puissances européennes. Il s’est clos non seulement par les deux conflits mondiaux de 1914-18 et 1939-45, mais aussi par l’arrêt des grandes conquêtes qui avaient ponctué l’essor de l’Occident (des croisades à la colonisation); on pense ici à l’arrêt de la conquête spatiale, en particulier l’interruption des vols habités sur les autres planètes de notre système solaire (1). L’arrêt de cette conquête marque de manière fort symbolique la fin de ce cycle au cours duquel une civilisation avait fait preuve de la créativité et du dynamisme suffisants pour pousser la découverte, l’exploration et la domestication de l’ensemble des territoires de la planète.

        Par conséquent, avec la transformation du centre du système-monde, la sublimation du déclin d’une civilisation dans un Etat universel [ndlr: passage des USA au statut d’hyperpuissance], l’affrontement avec les prolétariats extérieurs, on peut en déduire logiquement que s’ouvre un nouveau cycle dont il convient de dégager les caractéristiques, spécialement en ce qui concerne les trois « termes » que nous avons présentés au début de cette étude l’Europe, les Etats-Unis et l’empire. Car une nouvelle ère implique aussi de nouveaux critères: or, c’est en prenant conscience de ce passage d’un cycle à l’autre et du changement de paradigme que cela implique, qu’il est possible pour l’historien de contribuer à la construction d’une perception globale de la situation de l’Europe contemporaine. Dans cette perspective, on peut raisonnablement avancer que l’Europe ne constituera vraisemblablement pas une entité politique


(1) Nous nous appuyons ici sur l’hypothèse formulée par David Cosandey. Ce dernier, dans une brillante analyse des causes de l’essor de la civilisation occidentale, relève que l’arrêt de la conquête spatiale signifie précisément la fin de cet essor, c’est-à-dire le fait que l’Occident se prive d’une nouvelle étape de développement et de création (ce qu’il appelle l’ère du gigantisme qui aurait ainsi dû succéder à l’ère industrielle). Cosandey fonde son hypothèse sur la dynamique de l’Occident liée selon lui, à côté de la guerre, aux grandes conquêtes qu’il considère comme le moteur de la créativité et de la production de cette civilisation. Dans cette optique, l’exploration du cosmos lui apparaît comme la suite logique de ces conquêtes et, partant, son interruption comme un signe indéniable d’une forme de «recul» de l’Occident. David COSANDEY, Le Secret de l’Occident: du miracle passé au marasme présent, Paris, Arléa, 1997.

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probablement sur la base de l’urgence et au cas par cas que se constitueront ces coalitions réellement opérationnelles : d’où la nécessité vitale pour les Etats européens de conserver les outils militaires performants, de pallier aux déficits identifiées deppuis plusieurs années dans des secteurs clef comme le renseignement et la surveillance aérospatiale, le transport aérien ou les effectifs disponibles.

        Le troisième défi a plutôt un caractère prospectif : c’est la question de la reprise de la conqête spatiale. L’Europe ne pouvant se définir comme une entité politique, elle pourrait s’affirmer comme entité « technologico-scientifique » en reprenant à son compte la conquête de l’espace qui a été interrompue par les Etats-Unis après les derniers vols habités sur la Lune. Il s’agirait pour elle de dépassser le « cabotage » spatial pratiqué à l’heure actuelle et visant surtout le lancement de satellites et des stations dans la proche banlieue orbitale de la Terre, d’aborder véritablement l’exploration habitée du cosmos. On l’a dit, la conquête spatiale n’est pas une simple opération visant le progrès scientifique et technique ; c’est un enjeu du dynamisme de l’Occident en tant que civilisation. Ne pouvant prétendre à une réelle souveraineté politique, l’Europe pourrait relever le défi scientifique et technologique et reprendre le chemin de la conquête spatiale. Celle-ci comporte une telle dimension statégique, qu’il y a là une véritable opportunité pour l’Europe de demain.

        Voilà la première esquisse d’une perception globale et les conclusions auxquelles aboutit l’interprétation historique de l’interaction de ces trois « termes » que sont l’Europe, les Etats-Unis et l’empire.


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Créé: 11 avr 2011 – Derniers changements: 21 sept 2013